- GRIMMELSHAUSEN (H. J. C. von)
- GRIMMELSHAUSEN (H. J. C. von)À l’époque la plus troublée de son histoire, pendant la guerre de Trente Ans, l’Allemagne ne produit guère que d’interminables romans galants, traduits ou imités de Mlle de Scudéry, ou encore des récits parfaitement intemporels sur des héros, tel Arminius, incarnant en d’autres temps l’énergie de l’Allemagne. L’œuvre de Grimmelshausen, tableau prodigieusement vivant des bouleversements contemporains, est déjà à cet égard d’une puissante originalité. Et pourtant elle tire son pouvoir de fascination d’une source plus haute, d’une vision philosophique et esthétique du monde dont la richesse prend certes ses racines dans ce temps, mais le dépasse de toute la hauteur du génie.Né du baroquePar le cours de sa vie, Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen est le type de l’homme baroque, poussé par les contradictions de l’histoire au changement perpétuel. Après avoir, en 1634, quitté Gelnhausen (Hesse-Nassau), sa ville natale, pillée par les impériaux, il fut secrétaire aux armées, intendant, maire. Marié et catholique bien que de souche protestante, il n’a cessé d’écrire malgré et à cause des vicissitudes du temps. C’est d’elles aussi qu’il engendre Les Aventures de Simplicius Simplicissimus (Der abenteuerliche Simplicissimus , 1668-1669) dont l’inspiration se prolongea dans Simplicianische Schriften (1669-1672), notamment Vagabonde Courage (Die Erzbetrügerin und Landstörtzerin Courasche , 1669). Peu de grandes œuvres dans la littérature mondiale entretiennent un rapport aussi étroit avec la réalité de leur temps que le Simplicissimus , le chef-d’œuvre de Grimmelshausen. Aussi sa lecture exige-t-elle une connaissance approfondie de la guerre de Trente Ans.Malgré la rapidité du récit, l’abondance et la diversité des épisodes, le caractère captivant de ces apparentes confidences faites à la première personne, le lecteur s’aperçoit vite qu’un ordre secret – non encore élucidé aujourd’hui en raison de la difficulté des recherches sur la symbolique des nombres – règne sur ce faux désordre (cf. schéma ci-dessous).Le livre s’ouvre sur le récit de l’enfance misérable du héros dans une ferme du Spessart. Après le pillage de la ferme par les impériaux, il erre dans les bois où il est recueilli par un ermite qui lui donne sa première formation religieuse et morale. La mort de l’ermite le rejette dans la guerre, d’abord du côté des impériaux, puis du côté des protestants. Habillé d’une peau de veau, il devient bouffon du gouverneur de Hanau et mérite son nom ambigu de Simplicius. Puis à Soest, en Westphalie, sous le nom du Chasseur Vert, il est sur le point de faire fortune en trompant les autres au lieu de donner l’apparence d’être lui-même trompé. Le milieu du livre III est occupé par une importante conversation théorique avec un homme qui se donne pour Jupiter. Le mariage ne contribue en rien à fixer le héros. Il perd en effet le commandement qu’il vient d’acheter, le trésor qu’il vient de découvrir, la femme qu’il vient d’épouser. Il reprend sa vie errante à travers l’Allemagne ravagée par la guerre, se lie étroitement avec deux personnages, Olivier, incarnation du mal, et Herzbruder, incarnation du bien et de l’amitié dévouée. Ses aventures le mènent à Paris où sa beauté lui vaut la faveur des habitants. Il en repart avec une maladie vénérienne, se rend en Suisse pour accomplir un pèlerinage. Il se convertit au catholicisme, puis retombe dans sa vie dissolue d’antan à Sauerbrunn, ville d’eau où il retrouve la vagabonde Courage. Désespérant de trouver une stabilité quelconque dans le monde, il décide d’accomplir un pèlerinage en Terre Sainte (livre V, dont l’authenticité a été contestée) et finit par échouer sur une île déserte où il décide de reprendre la vie d’ermite de son enfance.Portée d’une œuvreLe premier intérêt de l’œuvre est sans conteste d’offrir un témoignage souvent exact, toujours documenté sur la guerre de Trente Ans que seul pouvait donner un homme qui avait, au moins en partie, vécu ces événements. Cette expérience personnelle jointe aux renseignements glanés çà et là, et à des lectures de toute sorte, ont permis à Grimmelshausen d’évoquer d’une manière extraordinaire, souvent truculente dans sa grossièreté, la vie de l’Allemand à l’époque baroque. Certes, Grimmelshausen déforme la réalité dans un but esthétique, mais cette réalité, êtres, animaux, paysages, coutumes (évocation de la sorcellerie), s’impose à nous avec une force exceptionnelle, celle qu’on reconnaît chez Cervantès, Rabelais, Shakespeare ou Céline.Grimmelshausen décrit dans son œuvre les changements de partis successifs non seulement de Simplex, débauché par le monde, mais aussi des personnages chargés d’incarner la pureté morale, comme Herzbruder; en passant du camp protestant au camp catholique et vice versa, celui-ci n’éprouve cependant aucun sentiment de trahison: tous les participants de cette guerre monstrueuse – y compris Richelieu combattant aux côtés des protestants – ont bien oublié qu’il s’agissait d’une guerre de religion. Chacun ne poursuit plus que son bien personnel: richesses, plaisirs, gloire. Comment la vision du monde de Grimmelshausen n’en serait-elle pas bouleversée?Comme tout homme baroque, Grimmelshausen perçoit le monde comme le lieu de mutations inexplicables et constantes. Seule est constante l’inconstance, répète-t-il tout au long de son livre. Que Grimmelshausen soit parfaitement conscient de la nature dialectique de sa pensée, les trois premières pages de l’édition originale du Simplex le prouvent abondamment. La gravure de la page de titre représente, en effet, un être fabuleux dont la partie supérieure est humaine (mélange d’attributs féminins et masculins), la partie inférieure animale. Les deux pages suivantes sont ornées d’objets divers disposés de telle sorte que ceux de droite contredisent ceux de gauche. La tension qui résulte de ces oppositions a moins pour résultat l’apparition de l’Un que la naissance du Devenir lui-même. Le changement, perçu tout d’abord comme anarchique, devient développement organique. Il semble que Grimmelshausen envisage une issue positive à cette lutte perpétuelle des contraires. Il affirme, comme les panthéistes qui l’ont précédé (Giordano Bruno, Paracelse), que l’Invisible réside toujours dans le visible et qu’il est possible à l’homme de le percevoir au sein de ce que les baroques appellent la «lumière obscure» (das finstere Licht ).Le problème de la rédemption du héros devient donc moral plutôt que religieux. La question n’est plus: «Où est le bien?» mais: «Comment agir de telle sorte que la conception morale s’impose à l’action?» Sur le plan purement philosophique, Grimmelshausen conclut son œuvre par une vision optimiste. En effet, sur l’île où Simplex a échoué, des marins qui viennent d’accoster mangent des prunes trouvées sur le rivage. Ces prunes les rendent fous; ils succombent à l’illusion du monde. Ils ne retrouvent la raison qu’après avoir mangé les noyaux. Le sens de cette allégorie est clair: qui sait percevoir dans le chaos du monde le principe d’unité divine, celui-là est sauvé.Cependant, cette rédemption du héros n’est possible qu’au prix de la condamnation du monde. Malgré ses efforts, Simplicius n’a pu la mener à bien en Allemagne. C’est pour cette raison peut-être que Grimmelshausen a choisi un personnage de fou (un Wahnsinniger et non plus un Narr ) pour incarner ce Jupiter qui prédit le redressement et la purification d’une Allemagne enfin apaisée.«Avec Grimmelshausen, écrit R. Alewyn, nous avons un style qui, dans le domaine des formes, ne cherche pas l’élément simple mais le plus excessif, qui, dans celui des thèmes, ne cherche pas l’élément ordinaire mais le plus rare, dans celui de la matière romanesque, non le plus proche mais le plus lointain, un style qui évite la simple réalité et ne connaît qu’une réalité outrée, enflée, convulsive. Nous pouvons penser que cette âme est si solitaire qu’elle ne peut, dans son douloureux éloignement du réel, atteindre le monde de l’objet. Nous pouvons dire aussi qu’elle est si exaltée et hallucinée que la simple réalité ne suffit plus à son besoin démesuré d’expression. En tout cas, nous n’avons plus affaire à ce rapport naturel et candide avec le réel que nous qualifions de réalisme, mais à ce rapport bouleversé dans son principe même que nous appelons naturalisme [...]. Le réel n’est pas la finalité de son art, mais le prétexte à la libération de sa subjectivité passionnée.»
Encyclopédie Universelle. 2012.